Se positionner contre la « traite des êtres humains »
En préambule à toute réflexion sur la « prostitution » ou travail sexuel, il est important de rappeler notre opposition à la traite des êtres humains et de dénoncer sans ambiguïté, le proxénétisme de contrainte. Ce dernier est à l'origine des brutalités, des violences, des actes d'intimidation que subissent certainEs « prostituéEs » au quotidien. Il est important également de condamner, avec la plus grande fermeté, tout trafic humain, parce qu'il porte atteinte à la liberté individuelle et à l'intégrité des personnes. Toutefois la pratique du travail sexuel ne peut être perçu sous ce seul aspect sans risquer de provoquer une myopie intellectuelle et militante. De fait, il paraît important de mettre la « prostitution » dans une perspective historique et militante pour éviter approximations et préjugés.
Qu'est-ce que le travail sexuel ?
Ce terme de travail sexuel ( sex work en anglais) est revendiqué par les personnes concernéEs, les associations communautaires et des syndicats tel que le STRASS (syndicat du travail sexuel) en France, qui exercent une activité liée à un échange de service sexuel contre rémunération. Il est donc important dans une perspective de non-stigmatisation d'employer des termes par lesquelles se qualifient les personnes concernéEs par ces activités. Utiliser ce terme , semble donc plus respectueux et laisse aux personnes ellEUX-mêmes de définir leur activités et leurs expériences. En effet, on ne peut pas nier que le terme de « prostitution » est chargé historiquement et moralement, il contient un stigmate que les travailleurSEs du sexe peuvent vouloir éliminer.
De plus ce terme englobe plusieurs activités en plus de la « prostitution » comme les massages érotiques, les escortEs, les camgirls/boys, le striptease, les acteurEs porno,...
Cela souligne également une volonté politique d'accéder aux mêmes droits que les autres travailleurSEs : droit du travail, protection sociale et retraite.
Historiques des positions sur la « prostitution en France » et comment en est-on arrivé à des politiques abolitionnistes ?
Au XIXe siècle, la France a été pionnière du système réglementariste et a fait des travailleurSEs du sexe une classe à part, stigmatisée et enfermée dans des maisons de tolérance. Ce milieu « clos », perçu comme source de contamination sociale, familiale et biologique, va être placé sous le joug de l'administration, c'est à dire de la police. La création d'un milieu clos est alors préconisée afin de faciliter l'enfermement et la surveillance des prostituées pour mieux les observer, les placer sous contrôle, les tenir à l'écart de la société bourgeoise et les dominer aussi bien moralement que physiquement.
Qu'est-ce que le réglementarisme ?
Dans les systèmes néerlandais et allemands, qui appliquent un système réglementariste, les travailleurSEs du sexe sont soumisEs à des tests médicaux obligatoires et forcés.
L’achat et la vente de services sexuels, comme leur exploitation, sont autorisés. Il s’agit cependant d’une approche hygiéniste, selon laquelle la prostitution est considérée comme un « mal nécessaire», qui doit être canalisé pour éviter la contamination tant des maladies vénériennes que de l’immoralisme. La prostitution est par conséquent soumise à une réglementation spécifique qui permet le contrôle de cette activité. Les prostituées doivent être inscrites sur un fichier sanitaire et social, elles sont contraintes à des visites médicales régulières et l’exercice de la prostitution est limité à des lieux déterminés.
Le réglementarisme est donc le contrôle du travail sexuel par l’État et va à l’encontre de la liberté et de l'auto-organisation des travailleurSEs du sexe, dès lors définies comme une population spécifique à encadrer, à contrôler, et de ce fait infantiliséEs.
Les travailleurSEs du sexe qui refuseront cette assignation à un statut spécifique seront encore plus vulnérables et n’auront pas accès aux droits fondamentaux.
Cela mène à la mise en place d’un système à deux niveaux, avec d’un côté la prostitution légale, encadrée, contrôlée, et de l’autre celle qui reste illégale et dans la clandestinité, système qui, dans les deux cas, ne fait que le jeu des exploiteurs en tous genres.
Au XXe siècle, la France prend une position en faveur de l'abolition de la prostitution.
Qu'est-ce que l'abolitionnisme ?
À l’origine, l’abolitionnisme visait à abolir la réglementation spécifique de la prostitution : les prostituées étant considérées comme des victimes qui doivent être réinsérées. La prostitution était perçue comme un acte immoral, et son encadrement juridique comme un encouragement étatique contre lequel il fallait lutter.
Depuis que la réglementation spécifique a été abrogée en France, l’abolitionnisme s’est orienté vers la volonté d’abolir la prostitution : celle-ci étant considérée comme une violence faite aux femmes. Considérées alors comme des victimes, les prostituées ne sont pas officiellement pénalisées.
Le glissement opéré de l’abolition de la réglementation à l’abolition de la prostitution est tout à fait logique, puisqu’il était contenu dès l’origine dans l’idéologie sous-tendant l’abolitionnisme. En effet, la prostitution a de tout temps été considérée par les courants abolitionnistes comme une violence à l’encontre des femmes. La lutte s’est simplement organisée en deux temps : d’abord l’abolition de la réglementation, ensuite celle de la prostitution.
Aujourd'hui en France, les mesures mises en place par les gouvernements successifs sont toujours empreintes des mêmes logiques: stigmatisation, ostracisation, répression des travailleurSEs du sexe.
Avec des lois
- qui étendent la définition du proxénétisme, qui pénalise la plupart des possibilités d'exercer le travail sexuel et donc de s'auto-organiser, en assimilant à un proxénète toute personne qui favorise la prostitution d'autrui, y compris les travailleurSEs du sexe elleUX-mêmes ;
- qui renforcent le délit de racolage passif (abrogé en 2016 bien que des arrêtés municipaux et préfectoraux sont pris en remplacement de la loi nationale sur le racolage) ;
- qui pénalisent les clients, loi de 2016 (entraînant une précarisation accrue du travail sexuel et une détérioration des conditions de travail des travailleurSEs du sexe qui sont de fait, pousséEs à exercer dans la clandestinité et qui subissent des violences et des pressions quant aux conditions d'exercice de leur profession) ;
la France choisit une approche pénale et répressive du travail sexuel.
Loin de travailler avec les acteurEs de terrain, les abolitionnistes se revendiquent du modèle suédois d'abolition de la prostitution et finissent par ne jamais nommer les conséquences désastreuses et les multiplications des violences envers les prostituéEs, violences que le Conseil National suédois pour la prévention du crime dénonce. A écouter le discours abolitionniste, on finirait par croire qu'en Suède, premier pays à avoir pénaliser les clients, l'offre de la prostitution y a été tarie. Ce n'est pas le cas ! Par le biais des médias et de sociologues sérieux comme Lilian Mathieu, on sait que cette offre s'est déplacée de la rue vers internet et d'autres lieux plus clandestins.
Une reconnaissance qui s'inscrit dans une lutte syndicale
Les lois successives mises en place en France ont pour conséquences de rendre l'exercice du travail sexuel le plus compliqué possible avec une augmentation des risques sur la santé et la sécurité des personnes qui l'exercent, qui en plus n'ont pas accès aux droits reconnus aux autres travailleurSEs.
La répression du travail sexuel est une forme de contrôle social sur les plus pauvres qui sont maintenus dans l'illégalité, en visant leurs moyens de subsistance. Cette criminalisation du travail sexuel va de pair avec la criminalisation des classes opprimées pauvres et tenues comme inférieures. Dans les luttes pour une reconnaissance du travail sexuel à travers le monde (Argentine, Inde, France,...), ces travailleurSEs du sexe se reconnaissent comme faisant partie de la classe des travailleurs qui subissent comme les autres le capitalisme. Et à ce titre revendiquent une égale application de la loi et l'accès aux prestations dont jouissent les autres travailleurSEs, telles que les prestations sociales, les retraites, les régularisations, les soins de santé, le logement,...
En France, plusieurs associations de santé communautaires avec et pour les travailleurSEs du sexe telles que le « Bus des femmes » à Paris , « Grisélidis » à Toulouse, « Autres regards » à Marseille, « Les Roses d'Acier » à Belleville s'auto-organisent. Leurs principales missions sont la lutte contre les IST, les inégalités de santé, l'accès aux droits, la lutte contre les violences et la stigmatisation.
Cette volonté d'auto-organisation est également une des principales revendication du STRASS (syndicat du travail sexuel) qui se bat contre la criminalisation du travail sexuel et pour l'application du droit commun aux travailleurSEs du sexe.
A l'instar des autres syndicats de travailleurSEs, iellEs revendiquent de pouvoir défendre leurs droits, ce qui ne peut advenir que dans un contexte de décriminalisation du travail sexuel et donc de reconnaissance de cette activité comme un travail.
Une reconnaissance qui s'inscrit dans une lutte féministe, queer et transféministe
De la même façon que les minorités de genre(s) et de sexualité(s), les travailleurSEs du sexe subissent l'hétéropatriarcat.
Nul ne peut nier qu'au cœur de l'hétéropatriarcat existe un échange économico-sexuel auquel nulles femmes et par extension nulles minorités ne peut échapper. En effet dans le couple hétérosexuel la contribution économique des femmes à travers le travail domestique ne peut pas être remis en question. Les femmes dans le couple hétérosexuel fournissent des prestations comme le soin aux enfants, le ménage, la préparation des repas, sans oublier les services sexuels sans contrepartie financière. Il s'agit pourtant bien d'une contribution économique, les féministes du « care » reconnaissent que les femmes par leurs activités produisent le bien-être au sein du foyer, répondent aux besoins des conjoints, parents et enfants, gratuitement. Les travailleurSEs du sexe à contrario, monétisent une partie de cet échange économico-sexuel, que les hommes voudraient qu'ils leur soient rendu gratuitement. Pourquoi, dans ces conditions devraient-iellEs être systématiquement stigmatiséEs et pénaliséEs pour remplir ce rôle ?
Le slogan « mon corps m'appartient » revendiqué par le mouvement féministe lors de la lutte pour le droit à l'avortement, est totalement dénié aux travailleurSEs du sexe qui sont systématiquement infantiliséEs et à qui on dénie le droit de choisir par ellEUx-mêmes. C'est bien un continuum de l'hétéropatriarcat que de dénier une agentivité aux travailleurSEs du sexe et de les maintenir dans une position de victimes, et de « mineurEs » qui seraient exploitéEs par le travail qu'iellEs ont choisi.
C'est la position des féministes abolitionnistes qui d'une certaine manière reproduisent le schéma hétéropatriacal en pensant et disciplinant les corps des travailleurSEs du sexe.
Enfin, une partie des travailleurSEs du sexe sont aussi des personnes LGBTQIA+, transgenres ou non-binaires qui cumulent les discriminations. Ces personnes peuvent être des personnes raciséEs et/ou sans papier, qui n'ont pas accès à l'emploi, aux services de santé, aux services publics (par exemple de crèche), qui sont victimes de transphobie, sujettEs à agressions violentes et d'autant plus privéEs de protection et de respect de leurs droits qu'iellEs sont illégalEs en France, clandestinEs et stigmatiséEs à plus d'un titre. Il y va non seulement du respect de leurs droits de travailleurSES mais aussi de leurs droits humains tout court et de notre engagement dans les luttes intersectionnelles antiracistes et antinormatives.
Pour un positionnement anti-abolitionniste et une reconnaissance du travail sexuel
Notre syndicat SUD éducation 13 revendique la défense des droits des travailleurSEs, des personnes précaires, un syndicalisme auto-gestionnaire, féministe, et anti-raciste.
Les luttes des travailleurSEs du sexe sont très similaires à nos luttes, iellEs se battent comme nous, pour une auto-organisation, pour une reconnaissance de leur activité, pour l'application du droit commun, pour une régularisation des travailleurSEs du sexe migrantEs, qui en plus d'être précariséEs à cause de leurs conditions de travail subissent une répression liée à leur statut de sans-papiers. L'organisation des JOP de Paris est l'occasion actuellement d'un « nettoyage social » qui vise particulièrement ces travailleurSEs migrantEs, qui sont pourchasséEs par la police au bois de Boulogne, au bois de Vincennes et à Belleville. Un article récent (31 janvier 2024) de Médiapart dénonce cette chasse aux travailleurSEs du sexe migrantEs. Plusieurs associations ont révélées dans cet article que les descentes de police se multiplient à Belleville, à Boulogne, à Vincennes et notent une recrudescence des OQTF, assorties d'interdictions de revenir sur le territoire français pour « trouble à l'ordre public », motivées par un délit d'exhibition sexuelle. Ces politiques publiques qui se traduisent par une augmentation de la précarisation et de la criminalisation des travailleurSEs du sexe, ont pour conséquence de leur rendre la vie encore plus difficile.
Il est donc indispensable- dans une perspective émancipatrice et intersectionnelle- de se prononcer contre cette criminalisation du travail sexuel , pour une reconnaissance du travail sexuel et contre les politiques abolitionnistes.