C'est une crainte qui revient souvent : ai-je le droit de m'exprimer publiquement ? A de nombreuses occasions, nous sommes interrogés par des collègues sur leur droit en matière de liberté d'expression. Et pour cause ! La hiérarchie sous toutes ses formes n'a eu de cesse ces dernières années de brandir un pseudo devoir de réserve pour faire taire les revendications. Des tentatives d'intimidations qui sont sans fondement puisque le "devoir de réserve" n'existe tout simplement pas dans le statut des fonctionnaire. Il s'agit donc plus d'un fantasme de la hiérarchie que d'une réalité tangible.
Afin de donner encore plus de force à notre analyse, quoi de plus utile que de revenir à la source du statut de la Fonction Publique ? La Fédération SUD éducation a rencontré il y a quelques années l'ancien ministre communiste de la Fonction Publique, Aniçet Le Pors (1981-1984) auteur du statut, auquel on doit également l’ensemble des décrets garantissant les droits syndicaux des fonctionnaires (décrets 82-447 à 82-453).
Interview d'Anicet Le Pors, auteur du statut de la Fonction Publique
- SUD éducation :
Monsieur Le Pors, comme vous le savez, nombre de nos collègues se voient reprocher « un manquement à l’obligation de réserve ». Pouvez vous nous confirmer que cette notion n’existe pas pour les fonctionnaires dans la loi et expliquer pour le profane la notion de « construction jurisprudentielle complexe » ? - Anicet Le Pors :
Non, l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut général des fonctionnaires. Ce n’est pas un oubli, mais une décision réfléchie prise en 1983. Pour la première fois nous avons écrit la liberté d’opinion des fonctionnaires dans le statut. S’est aussitôt posée la question de savoir s’il fallait la compléter par la liberté d’expression. Mais on comprend bien que cette dernière, si elle doit être conçue de la plus large façon, ne peut être illimitée. D’aucuns ont alors soutenu que si l’on inscrivait la liberté d’expression dans le statut, il fallait aussi fixer sa limite : l’obligation de réserve. J’ai estimé qu’il y avait plus de risques que d’avantages à retenir cette solution, d’autant plus que si la liberté d’opinion est de caractère général, la liberté d’expression prend différentes significations en fonction des circonstances, de la place du fonctionnaire dans la hiérarchie et qu’il revenait au juge, par la jurisprudence progressivement établie de trancher tous les cas d’espèce. - SUD éducation :
Une confusion est souvent faite entre devoir de réserve et devoir de discrétion professionnelle. Pouvez nous nous expliquer la différence en prenant l’exemple d’un directeur d’école ? - Anicet Le Pors :
L’article 26 du Titre premier du statut général portant droits et obligations des fonctionnaires pose en effet que les fonctionnaires sont tenus à la discrétion et au secret professionnels. Cela veut dire simplement qu’ils ne peuvent rendre publiques des données confidentielles de l’administration ni faire état d’informations confiées par des particuliers dont ils pourraient avoir connaissance à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. L’application au cas d’un directeur d’école est simple et évidente : d’une part il ne peut révéler l’intégralité des informations administratives (délibérés, données formellement reconnues comme confidentielles par la loi, positions personnelles des enseignants…) ; d’autre part il ne peut faire n’importe quel usage des informations communiquées par les élèves ou les parents. Mais cela n’a rien à voir avec l’obligation de réserve. De même on évoque parfois le « devoir d’obéissance » du fonctionnaire. Celui-ci, pas plus que l’obligation de réserve, n’est mentionné dans le statut qui, en la matière (article 28), met l’accent sur la responsabilité individuelle du fonctionnaire plutôt que sur le principe hiérarchique. - SUD éducation :
Dans vos propos, vous distinguez souvent deux conceptions du fonctionnaire : l’une sur le fonctionnaire-sujet, issue de la tradition conservatrice, l’autre sur le fonctionnaire-citoyen. Pourriez vous en dire quelques mots ? - Anicet Le Pors :
On a du mal aujourd’hui à prendre conscience que pendant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle prévalait le principe hiérarchique et la conception du fonctionnaire-sujet que Michel Debré exprimait encore en 1954 par la formule : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ». Les organisations de fonctionnaires, par réaction, étaient contre l’idée même d’un statut regardé comme un carcan. C’est dire l’ampleur du revirement démocratique qu’a été le statut des fonctionnaires de 1946. En 1983, nous avons donné une portée encore plus grande aux droits des fonctionnaires en même temps que nous intégrions dans le statut les agents publics des collectivités territoriales, des établissements publics hospitaliers et de recherche (5,4 millions de personnes soit 20 % de la population active). C’est ce que j’ai appelé la conception du fonctionnaire-citoyen. - SUD éducation :
En conclusion, vous nous confirmez qu’un fonctionnaire, même de catégorie À comme les enseignants et directeurs d’école, ne risquent pas grand chose à donner publiquement leur opinion sur la politique et les orientations du gouvernement, du maire, du conseil général, du recteur, voire de leur chef d’établissement car ils ne disposent pas de fonctions d’autorité ? - Anicet Le Pors :
Ce n’est pas aussi mécanique. Je ne peux pas me réclamer de la conception du fonctionnaire-citoyen et garantir des règles qui s’imposeraient en toutes circonstances. Les principes et les règles de droit une fois posés, c’est aux intéressés eux-mêmes de s’interroger en permanence sur les conditions d’exercice de leur responsabilité et cela ne peut aller sans risques, sans confrontations, sans succès ni échecs [1]. En revanche, je veux dire clairement que, dans cette exigence complexe de l’exercice des droits, je préfère l’action collective aux manifestations singulières. - SUD éducation :
Quelques mots plus personnels… Quels sont vos combats actuels ? - Anicet Le Pors :
Comme membre du Conseil d’État je suis juge, président de formations de jugement à la Cour nationale du droit d’asile ; c’est une activité qui m’intéresse beaucoup car je considère que le droit d’asile est le miroir de la citoyenneté [2]. Je participe aussi à des colloques et donne des conférences un peu partout en France. Mes thèmes de prédilection sont : le service public, les institutions, la laïcité, l’immigration, le socialisme… Dans un contexte que je considère comme étant celui d’une décomposition sociale profonde, je pense que, en ce qui me concerne, le travail sur les idées est une priorité [3].
Qui est Anicet Le Pors ?
Anicet Le Pors est né à Paris en 1931. Mais il est aussi un Breton revendiqué.
Anicet Le Pors a débuté sa carrière professionnelle au sein de la Météorologie Nationale, comme ingénieur. Puis il est devenu économiste au ministère de l’Économie et des Finances.
Sénateur des Hauts-de-Seine, il devient en 1981 l’un des quatre ministres communistes du gouvernement de gauche, chargé de la Fonction Publique et des Réformes Administratives. C’est à ce titre qu’il élabore et défend devant le Parlement les lois portant sur le Statut Général des Fonctionnaires qui portent son nom.
Les ministres communistes quitteront le gouvernement en 1984.
En 1985, il est nommé Conseiller d’État.
S’il s’est éloigné du Parti Communiste en 1994, Anicet Le Pors demeure un militant, intervenant dans des réunions publiques lorsqu’il est sollicité. Il rédige des articles, écrit et préface des livres. Il est devenu un des plus ardents défenseurs du service public, de la laïcité et du droit d’asile.
Notes
[1] Sur ce point voir : A. Le Pors, « La déontologie des fonctionnaires : le plein exercice de leur citoyenneté » dans l’ouvrage collectif La déontologie des cadres publics, Éditions SCÉRÉN, août 2012.
[2] A. Le Pors a publié deux « Que sais-je ? » aux PUF sur La citoyenneté (1999, 4e éd.) et Le droit d’asile (2005, 4e éd.).
[3] Blog.
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